Nanette Maupertuis : « La transition écologique et numérique est l’enjeu majeur du tourisme en Corse »
Excellent ! Le bilan provisoire de la saison touristique sur quatre mois, établi d’après les entrées sur le territoire et les remontées terrain, s’avère très positif, notamment en avant-saison. Un résultat de bon augure sur le plan économique pour Nanette Maupertuis, conseillère exécutive à la Collectivité territoriale de Corse (CTC) et présidente de l’Agence du tourisme (ATC), qui avait démarré, l’hiver dernier, une grosse campagne de promotion de la Corse, et fixé des objectifs en termes de désaisonnalisation et de diversification de clientèle. Malgré la pression grandissante sur le territoire, l’île a échappé à la touristophobie. Néanmoins, l’élue balanine, qui a lancé avec l’INSEE une grande enquête aux frontières, estime que l’ère de la rente touristique est finie. Elle explique, à Corse Net Infos, que le premier secteur économique de l’île, qui emploie au plus haut de la saison près de 20 000 personnes, rapporte 2,5 milliards € et représente 24 % du PIB, doit obligatoirement faire sa mue et innover. Avec un enjeu majeur : la transition écologique et numérique vers un tourisme soutenable …pour le touriste et surtout pour le résident !
– Quel bilan provisoire pouvez-vous dresser de la saison 2017 ?
– On peut, d’ores et déjà, dire que la saison est bonne et, même, très bonne quantitativement parlant. Globalement, les arrivées sur le territoire sont en hausse de 6% en moyenne sur les quatre mois. L’avant-saison est excellente. L’énorme campagne de publicité, que nous avons faite cet hiver pour désaisonnaliser les flux et attirer les touristes dès le mois d’avril, a été un succès : malgré les élections en général peu favorables au tourisme, la Corse enregistre une progression de 22% en mai. Forte progression également en juin (+10%), alors que juillet est assez stable (+1%). La fréquentation a explosé en août au niveau des structures d’hébergement, en particulier dans les campings très bien équipés et dans les activités de loisirs et de pleine nature… Cela veut dire que les établissements qui ont fait des investissements, modernisé les structures, proposé des animations… en récoltent les fruits. Au pic du 15 août, il y avait environ 420 000 personnes en plus dans l’île.
– Comment se présente l’après-saison ?
– Egalement en progression. Selon le niveau de réservation, les hôtels sont pleins à 90% au mois de septembre. Cet indicateur signifie qu’il y aura encore du monde dans l’île en automne. Depuis deux ou trois ans, nous recevons des touristes pratiquement jusqu’aux vacances de la Toussaint. Nous commençons à atteindre les objectifs de désaisonnalisation et d’allongement de saison que nous nous sommes fixés. De nouvelles activités sont apparues, notamment le tourisme d’affaires (congrès, séminaires…) sur lequel nous avons beaucoup misé et qui a très bien marché en avant-saison. Les opérateurs soulignent, désormais, l’importance de la Corse dans ce secteur.
– Y-a-t-il une évolution en termes de clientèle ?
– Oui ! C’est le retour des Italiens. Les grosses campagnes de promotion, que nous avons réalisées en Italie, ont incité la clientèle italienne à renouer avec la Corse qu’elle avait désertée depuis quelques années. C’est plutôt conforme aux objectifs de diversification des clientèles que nous nous sommes fixés. Près de 75% des touristes viennent de France continentale. Nous ne pouvons pas avoir tous nos œufs dans le même panier ! Nous allons poursuivre notre stratégie de diversification des marchés émetteurs.
– Ce constat plutôt rose ne cache-t-il pas quelques bémols ?
– Oui ! Les professionnels se plaignent, de manière récurrente, du manque de ressources humaines et d’employés qualifiés, et des conséquences sur la qualité du service. Le capital humain est fondamental dans le tourisme. La question de sa formation nécessite une véritable réflexion que nous menons avec Josepha Giacometti (conseillère exécutive en charge de l’enseignement et de la formation). Un comité de pilotage a été mis en place, à cet effet, fin juillet. En même temps, les acteurs expriment un mécontentement croissant vis-à-vis des locations informelles, non déclarées, qui font concurrence aux structures référencées. C’est une problématique récurrente sur laquelle nous sommes, également, en train de travailler. Et puis évidemment, il y a la question majeure de la préservation des espaces naturels et des sites.
– Les incendies et la sécheresse ont-ils eu un impact sur la fréquentation touristique ?
– Pas directement ! C’est surtout catastrophique pour notre capital naturel et, donc, pour notre attractivité future, ainsi que pour la sécurité des personnes qui fréquentent les massifs montagneux et les structures de plein air. Des incendies ont touché des campings. Nous avons eu, également, à déplorer des accidents particulièrement nombreux en mer et en montagne. C’est problématique ! Il faut encore et toujours plus d’information et de pédagogie dans l’intérêt des individus, mais aussi de l’environnement. Je pense qu’il faudrait établir une charte – voire un serment comme en Islande – d’éco-responsabilité touristique !
Pas de touristophobie !
– La Corse a-t-elle été touchée par la vague de touristophobie qui déferle dans des destinations très fréquentées ?
– Non ! Nous n’avons pas subi de manifestation d’exaspération, comme ce fut le cas en Italie, en Catalogne, à Barcelone ou aux Baléares. Heureusement, parce que ce serait préjudiciable au tourisme qui est le premier secteur marchand de l’île ! Près de 3,2 millions de touristes arrivent en moyenne chaque année pour 35 millions de nuitées qui est la variable pertinente. En tant que scientifique, j’ai travaillé sur l’acceptabilité sociale du tourisme, notamment l’acceptabilité des résidents permanents. Il ne suffit pas de faire des ratios. La question est plus complexe qu’il n’y paraît. En tant qu’élue, je suis aussi très vigilante concernant la pression sur l’environnement d’une part, et sur la population résidente à l’année, d’autre part. Il y a des ingrédients et des facteurs qui pourraient provoquer de la touristophobie. C’est le cas avec les camping-cars et nous avons donc, fait des propositions pour pallier la saturation, à la fois, environnementale et sociale. J’espère que nous serons entendus.
– La pression touristique est-elle forte sur l’île ?
– En août, oui. La pression sociale, concurrentielle et environnementale du tourisme est évidente sur le littoral, sur certains spots et grosses stations balnéaires, avec des problèmes d’encombrement, de circulation, de parking, de bruits, de coûts et de disponibilité des locations à l’année. Mais c’est parce que, pendant des décennies, on a laissé faire. Les logements n’étant plus disponibles à partir de mai, la population locale a du mal à se loger. Personne ne peut se satisfaire de cela ! La pression atteint certains spots en montagne, comme Bavella ou A Restonica, qui sont, aujourd’hui, saturés. Avec l’Office de l’environnement, nous essayons de voir dans quelle mesure nous pouvons réorienter ces flux vers d’autres sites. La pression touche aussi les guides touristiques insulaires qui subissent la concurrence déloyale de guides venus d’autres pays de l’Union européenne. Ces derniers sont des travailleurs détachés moins payés, peu formés et qui ne connaissent pas l’histoire de la Corse. La croissance touristique doit être maîtrisée sinon, elle devient, paradoxalement, une croissance « appauvrissante ». Mais équilibrée, elle peut être une manne fabuleuse qui, réinvestie intelligemment dans d’autres secteurs, génère des effets multiplicateurs.
Une enquête aux frontières exceptionnelle
– C’est l’année du tourisme durable, un objectif que vous prônez. Comment la Corse peut-elle y parvenir ?
– Par deux conditions essentielles. D’abord, il faut des données, des analyses scientifiques, des indicateurs assez précis pour identifier correctement la pression touristique à différentes échelles spatiales et temporelles. Ensuite, prévoir, pour réguler les flux, des dispositifs spécifiques, adaptés à notre insularité et à notre condition d’île-montagne. Pour cela, nous avons besoin d’un cadre législatif et règlementaire que nous n’avons pas aujourd’hui ! Ce qui rend les choses plus compliquées ! Par exemple, nous avons fait voter une demande d’adaptation règlementaire en mars dernier à l’Assemblée de Corse pour que les paillotes puissent rester ouvertes plus longtemps dans les stations balnéaires, nous attendons un retour du ministère. Nous avons également fait voter le principe d’une écotaxe pour les camping-cars. Sans un cadre institutionnel spécifique, nous n’aurons pas les coudées franches pour prendre les décisions et les mesures qui s’imposent. Les Baléares ou la Sardaigne, de par leur autonomie, ont plus de marges de manœuvre pour réguler les flux, imposer une fiscalité touristique…
– Avez-vous commencé à collecter des données ?
– Oui ! Etablir un diagnostic précis est essentiel à l’analyse et à l’action. Une enquête est en cours, réalisée par l’ATC en collaboration avec l’INSEE et grâce au dynamisme de la commission Observation de l’ATC, présidée par Dominique Subrini. C’est que l’on appelle « une enquête aux frontières », assez exceptionnelle, qui n’a été faite nulle part ailleurs, sauf à Mayotte ! Comme la Corse est une île, on sait qui entre et qui sort. Cette enquête a nécessité un an de travail en amont. Nous avions fait l’an dernier un test sur un échantillon de touristes. Cette année, notre objectif est d’obtenir 65 000 réponses à notre questionnaire, nos 14 enquêteurs en ont déjà recueilli près de 50 000 dans les ports et les aéroports grâce aux CCI (Chambres de commerce et d’industrie) et à l’observatoire des transports de la Corse. Cette enquête nous fournira de l’information à très grande échelle pour effectuer une radiographie très fine des touristes qui viennent en Corse.
– C’est-à-dire ?
– Nous aurons un état des lieux très précis du profil moyen et des différents types de touristes : leur origine géographique, leur catégorie socio-professionnelle, leur niveau de revenu, les raisons pour lesquelles ils ont choisi la Corse, leurs aspirations, où vont-ils, où dorment-ils, que font-ils, que consomment-ils… Aujourd’hui par exemple, nous avons une mauvaise visibilité des parcours qu’effectuent les touristes dans l’île même si l’université mène une initiative parallèle sur ce sujet. Ce sera, aussi, un moyen de vérifier le poids des plateformes de location informelle ou de réservation de type AirBnB. Ces informations nous permettront d’élaborer une stratégie touristique éclairée pour les années à-venir. Il était temps que l’on relance ce type d’enquête, la dernière date de 2006. Depuis, le monde du tourisme a évolué et les comportements des consommateurs ont changé.
– Ces enquêtes seront-elles suffisantes ?
– L’idéal serait d’avoir, en plus, un compte satellite du tourisme qui permettrait, en autres, d’établir une véritable balance de ce que rapporte et ce que coûte le tourisme…et là, les véritables choix s’imposeront ! Mais aussi une enquête de type « resident attitudes » telle que menée aux Baléares depuis déjà plusieurs années et qui permet de mesurer l’acceptabilité sociale du tourisme. Mais pour l’heure, attendons les résultats de l’enquête aux frontières…
– Que faut-il, désormais, prendre en compte, selon vous ?
– Deux facteurs essentiels : la révolution des nouvelles technologies de l’information et la modification des comportements touristiques et leurs poids respectifs sur la soutenabilité environnementale et sociale du tourisme. Les réservations d’hébergement se font directement de consommateur à consommateur, on partage un moyen de transport ou un logement… C’est ce qu’on appelle : la sharing economy, l’économie de partage. Le client décide et monte parfois lui-même son propre produit. Il faut complètement changer de perspective et s’adapter à cette nouvelle situation. Anticiper tout le temps. La transition vers le numérique est essentielle de ce point de vue. L’ATC n’a jamais mené une telle réflexion. Le PADDUC (Plan d’aménagement et de développement durable de la Corse) a réfléchi à ce que devait être un tourisme durable en Corse, mais peu d’actions ont été menées. L’objectif est d’impulser une véritable transition du tourisme dans une optique de soutenabilité environnementale et sociale.
Etre beau ne suffit pas : il faut changer de modèle
– En quoi consiste l’étude parallèle sur les parcours des touristes ?
– La connaissance de la mobilité des touristes sur le territoire est essentielle. L’université de Corse travaille sur la circulation du littoral vers l’intérieur à partir des smartphones. Elle a acquis des données numériques anonymées, issues des téléphones portables et vendues par les opérateurs, qui permettent de suivre le parcours d’un touriste pendant tout son séjour, à partir de son point d’arrivée dans l’île. Cette étude donnera une radiographie et une géographie du tourisme afin d’appréhender là où il y a de l’engorgement et de la surfréquentation, où s’arrêtent les touristes, leur temps de pause, l’endroit où ils mangent… C’est très intéressant. Si ce premier test effectué par l’université est probant, on peut envisager de mener, l’an prochain, une étude de plus grande ampleur à l’échelle de la Corse.
– Quand aurez-vous les résultats de ces études ? Lors des Assises du tourisme ?
– Les premiers résultats de l’enquête aux frontières sont attendus avant fin décembre. Ceux de l’université en 2018. Un premier point sera fait fin octobre lors des Assises du tourisme durable qui soulèveront les enjeux de cette nouvelle économie du tourisme à laquelle s’associeront de nouveaux acteurs. Les principales thématiques abordées seront entre autres : le tourisme 2.0, la mesure des capacités de charge, mais aussi les stratégies publiques et privées face aux nouveaux modèles d’hébergement. Ce sera aussi l’occasion d’insister sur les enjeux de la préservation des espaces naturels et de leur valorisation, des nouveaux contenus immatériels, de l’exploitation des Big Datas, des nouvelles technologies. Egalement, de présenter le projet « Territoire touristique de grande ambition ».
– De quoi s’agit-il ?
– Il s’agit, avant le 29 septembre, de répondre à un appel d’offres du Programme d’investissement d’avenir (PIA) lancé par le Commissariat général d’investissements (CGI) en proposant un projet de transition écologique et numérique du tourisme corse sur une période de 10 à 15 ans. Cette transition ne peut s’opérer que par des innovations à la fois sociales, organisationnelles et technologiques qui seront produites par les acteurs du tourisme et des entreprises du numérique. Pour cela, il faut des moyens financiers et humains. Nous espérons que la candidature corse sera retenue.
– Quels types d’innovations par exemple ?
– Sur des questions de transition énergétique dans le domaine du logement et de la restauration, mais aussi dans le domaine de la plaisance et de la mobilité interne du territoire en valorisant le train et le cyclotourisme. Se pose, aussi, la question de la gestion de l’eau et des déchets. Il faut trouver des solutions, innover pour que les impacts environnementaux et sociaux soient les plus faibles possibles et que les impacts économiques soient les meilleurs. Minimiser les effets pervers et maximiser les effets positifs. Innover aussi sur les contenus immatériels … L’ATC a déjà commencé à soutenir des projets dans le domaine du tourisme durable et du numérique, mais il faut des programmes de grande ampleur, un grand plan de développement du tourisme durable et du tourisme 2.0.
– L’objectif est-il de changer de modèle ?
– Oui ! L’idée est d’affronter les changements en cours, de saisir les opportunités et de mettre en œuvre une stratégie de décloisement du tourisme pour ne pas se retrouver sur le bord de la route. On ne peut plus rester dans une logique de rente touristique, comme on l’a fait pendant des années, sans faire de véritables choix, attendant seulement que les touristes débarquent, consomment et repartent. L’ère de la rente touristique est finie ! Il faut entrer dans une logique proactive avec le développement d’une économie touristique maîtrisée, qui par des innovations et une valorisation du capital humain, est, à la fois, compétitive et inclusive. Le tourisme emploie près de 20 000 personnes aujourd’hui et peut créer des emplois de haute qualification à travers des filières innovantes. Pour cela, nous voulons créer un Corsica Tourism LivingLab, un laboratoire d’innovation touristique, qui nous donnera les moyens d’affronter la très forte concurrence qui sévira dans les prochaines années et d’ouvrir des opportunités nouvelles pour les secteurs de la culture, du numérique et de l’agro-alimentaire. En matière de tourisme, être beau ne suffit pas ! Je l’ai dit dès le début de mon mandat, c’est la valeur ajoutée qui fait la différence, ainsi que la qualité de vie de la destination et de la population.
Corsenetinfos.corsica du 3/09/17
Propos recueillis par Nicole MARI.