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Alain Capestan : « Réinventer le fonctionnement de la planète pour sauver le tourisme »

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Alain Capestan : « Réinventer le fonctionnement de la planète pour sauver le tourisme »

13/05/20

Dans cette tribune, Alain Capestan (Voyageurs du Monde) exprime, avec conviction et humilité, ses propositions pour réinventer le tourisme, suite à l’interview que nous avons accordée à son ami Jean-François Rial.

« Réinventer le tourisme pour sauver la planète » : à bien y réfléchir, Dominique (Gobert), je me demande si tu n’aurais pas pu inverser le propos (soit le titre de l’interview de Jean-François Rial, NDLR)  : « Réinventer le fonctionnement de la planète pour sauver le tourisme ». Ce titre me semble peut-être celui qui convient le mieux. Je dis « peut-être » d’abord parce que je n’ai aucune certitude sur ce que je vais proposer, même si ma conviction est profonde. En second lieu parce que je vais porter une affectueuse et bienveillante contradiction à un ami très proche, et enfin parce que je risque de « prendre cher » dans ton prochain édito si je fais trop le malin… La dernière de ces 3 options m’étant, tu t’en doutes, la plus insupportable.

Pourquoi le tourisme porterait-il seul la responsabilité d’un comportement coupable de l’humanité ? On pourrait opposer au « Flygskam » le « Carskam », le « fraises en hiver skam », le « rasoir jetable skam » et bien d’autres…  Il s’agit d’une activité économique ni plus mauvaise, ni meilleure que d’autres. Avec ses bienfaits, ses abus, ses erreurs de bonne foi et ses errements coupables.

Faut-il tout lui pardonner parce que nous en sommes des acteurs ? Certainement pas. Sommes-nous tenus d’en corriger les défauts ? Evidemment !

Nous reviendrons sur ces sujets professionnels plus loin.

L’humanité est en train de ressentir que notre planète est un monde fini et fragile et plus encore en ce moment où un évènement planétaire grave nous porte à la réflexion. Nous le savions depuis Galilée, mais l’avions un peu ignoré, la terre est ronde et donc finie, n’en déplaise aux « platistes » c’est ainsi.  Nous constatons que la surexploitation des ressources crée des déséquilibres graves aux conséquences multiples, que la biodiversité se réduit dangereusement et que sa destruction a des conséquences sur notre propre vie.

Nous observons nos erreurs, nous en sommes les spectateurs médusés : réchauffement climatique, déforestation, appauvrissement des sols, apparition de maladies, zoonoses etc. Les plus grands scientifiques nous prédisent que l’absence de réaction nous conduira à des catastrophes planétaires : montée des eaux, ruptures des chaines alimentaires, famines, épidémies, modification du climat, disparition des espèces, déplacement de population, conflits etc. Et nous ne parvenons pourtant pas à changer de paradigme.

Pourquoi ?

Sommes-nous aveugles ou stupides ? Evidemment pas.

Sommes-nous sceptiques ? Nous l’avons été, c’est certain, mais ce cap est globalement franchi et sauf pour quelques hurluberlus la prise de conscience est effective, Alors ?

En fait, ce qui nous empêche d’avancer, c’est que nous devons changer vraiment beaucoup de choses, sortir de nos zones de confort et surtout changer complètement de repères économiques. Dans nos repères actuels, nous considérons que la ressource est infinie en quantité et donc que son coût se limite aux coûts d’extraction, de transformation de cette ressource sans tenir compte de son coût de renouvellement, ni du coût écologique des déchets, de la pollution qu’elle génère, de la perte de biodiversité qu’elle suppose et encore moins du coût futur des désordres que les émissions de GES vont produire pour les générations suivantes.

Il en va de même pour la fabrication de biens et services, et plus généralement de tout ce qui est fait dans la sphère économique et financière, si bien que notre analyse de la rentabilité est biaisée, truquée, falsifiée. Les richesses que nous créons, sont surévaluées, par une bulle spéculative qui s’inscrit dans le temps. L’extraordinaire croissance des richesses de l’ère industrielle est une vaste « chaîne de Ponzi », qui consiste à préempter les richesses futures, en laissant une partie des coûts aux générations qui viennent. Dans cette histoire, ce sont les derniers qui paient la note. Du Madoff à l’échelle planétaire. Nous nous accaparons les bénéfices des 50 prochaines années, en laissant la charge de la gestion de nos déchets et des dérèglements que nous provoquons, à nos enfants.

Facile d’être rentables dans ces conditions. Cette charge future est pourtant calculable, on l’a fait pour les GES en calculant des prix de la tonne équivalent CO2, on pourrait le faire aussi pour les déchets, l’agriculture et l’élevage non raisonné, la perte de biodiversité etc….

Effectivement, si on s’en tient à la notion de coût actuelle, celle qui n’intègre aucun coût écologique, aucun inconvénient pour la planète, aucun cout social futur aucun coûts cachés, induits par l’activité et reportés dans le futur, il n’y a ni intérêt ni urgence à opérer une transition énergétique ou écologique. Mais si on intègre ces coûts, on fait immédiatement apparaître la rentabilité réelle et donc parfois négative de tels investissements ou activités et la logique économique reprendrait le dessus. Encore une fois, ce calcul est possible !

Alors, bien sûr, on pourrait penser que ces transitions finiraient naturellement par se faire, sous la pression des désordres planétaires provoqués ou par des processus économiques classiques de marché, la fameuse « main invisible d’Adam Smith ». Et bien non, ce n’est pas possible non plus, et pour une raison simple, cela prendrait beaucoup de temps, trop de temps et c’est précisément de cela que nous manquons : le temps. Nous n’avons plus le temps de nous adapter naturellement, nous avons trop tardé. Le processus qui nous menace est cumulatif ! Nous avons pris 1 degré et nous ne pouvons plus les perdre, c’est irréversible.

Un autre demi degré est déjà « embarqué » et nous ne pourrons pas agir contre non plus. Un continent de matière plastique est apparu dans l’océan pacifique. La perte de biodiversité est alarmante et nos sols seront bientôt stériles. Nous avons 10 ans pour réduire de 50% nos émissions et 30 ans pour les annuler, pour rester dans un environnement supportable. Nous n’avons donc pas le temps ! Bien au contraire il faut accélérer violemment !

Accélérer dans un système économique où les règles du capitalisme prévalent, nécessite de refonder les règles du jeu, et en l’espèce, la notion de valeur. Pour cela, il faut impérativement intégrer les coûts écologiques à la valeur des biens et services produits. C’est une donnée fondamentale de l’économie, c’est elle qui conditionne l’investissement, les changements technologiques et les orientations stratégiques des entreprises.

Tant qu’on gagnera davantage d’argent dans les techniques actuelles polluantes ou émettrices de GES, on ne trouvera pas les fonds pour en développer de nouvelles, et peu d’investisseurs se risqueront dans l’aventure. Rétablir la valeur réelle des choses en prenant en compte les couts cachés, ne peut se faire qu’avec des actions correctrices fiscales fortes qui impactent les investisseurs, les entreprises et les consommateurs afin que tous les acteurs économiques convergent vers les solutions durables, qui apparaitront de ce fait aussi rentables que les autres.

Du coté des consommateurs il faut intégrer un coût carbone et un coût environnemental à tous les biens et services sans aucune exception, à des degrés divers selon leurs empreintes écologiques et environnementales pour que le consommateur soit incité dans ses choix. Il pourra s’agir soit de droits de douanes prenant en compte les émissions CO2 produites lors du transport, et les conditions de fabrication plus fortement émettrices de pays moins vertueux, ou de taxes spécifiques sur les produits intérieurs à fortes émissions ou impacts environnementaux (productions émettrices de CO2, emballages ou contenants non recyclés par ex). Une seule règle intangible : une taxe universelle et proportionnelle à l’empreinte.

Du côté des entreprises, il faut créer une fiscalité différenciée entre celles qui ont de forts impacts écologiques et les autres (par un taux d’IS majoré, et/ou un niveau de taxe plus élevé, et/ou un impôt carbone et environnemental spécifique) avec un poids suffisant pour impacter fortement la rentabilité de celles qui ne font pas d’efforts, ce qui mécaniquement impactera favorablement celle des autres.

La fiscalité est un outil efficace pour inciter, mais il n’y a de changement que lorsqu’il existe des alternatives. Sans alternative, la fiscalité est punitive, le niveau de consommation baisse, seuls les plus riches continuent de consommer, mais la transition ne se fait pas. Il faut donc favoriser l’investissement dans les solutions alternatives et aider les populations les plus pauvres qui vont subir cette fiscalité, en fléchant à 100% ces nouvelles recettes sur ces 2 sujets prioritaires.

Utiliser la première partie des recettes fiscales créées pour favoriser les investissements spécialisés dans la transition énergétique, la réduction et le recyclage des déchets et l’agriculture écologique et subventionner la recherche vers ces solutions par la création d’importants fonds d’investissement dédiés. Pour attirer les capitaux vers ces technologies et ces techniques novatrices, il faudra également créer des avantages fiscaux importants pour les investisseurs, de sorte que la rentabilité d’un investissement écologique ou en faveur de la transition énergétique soit majorée pour le rendre suffisamment attractif, le temps que les économies d’échelle et les progrès permettent à ces techniques d’être économiquement rentables.

Aider les populations les moins favorisées dont le pouvoir d’achat risque d’être grevé par ces dispositifs. Ce point devrait être réglé d’une part, grâce une meilleure redistribution des richesses de la part des entreprises aux salariés, une dose plus forte de « social business » cher à Mohammad Yunus au sein de nos entreprises peut permettre de compenser partiellement cette situation. Il faut passer d’une redistribution (hors salaries) actuelle de 3 à 5 % du résultat des entreprises, à 20% du résultat avant impôt. D’autre part, la seconde partie des recettes fiscales créées permettrait la mise en place d’un système de péréquation fiscale sur l’environnement proportionnelle au revenus, une sorte de « prime environnement » pour les personnes au pouvoir d’achat les plus modestes.

Il s’agit simplement, par des calculs de coûts plus complets, de revenir à des résultats économiques plus proches de la réalité des richesses réellement créées sur le terme. L’outil fiscal ne servirait en fait qu’à matérialiser les coûts cachés, réduire les bénéfices chimériques apparents, et à capter les flux destinés à « provisionner » les charges futures par l’investissement dans les nouvelles technologies. C’est la raison pour laquelle le fléchage vers l’investissement dans ces nouvelles techniques est indispensable. Il ne s’agit pas non plus d’accroitre la pression fiscale, mais de mieux la répartir en l’allégeant pour les activités soucieuses de l’environnement et les plus démunis et en l’augmentant pour les autres.

De cette manière, on peut espérer que les investissements se concentrent davantage vers les solutions durables et s’orientent vers de nouvelles technologies, même si en apparence aujourd’hui, elles apparaissent moins rentables.

J’aimerai ajouter deux points complémentaires qui me semblent importants. Sur le plan énergétique, il va falloir choisir son combat, le réchauffement climatique ou le nucléaire ? En parallèle des investissements sur les énergies alternatives, il me semble que le développement du parc de centrales nucléaires (en intégrant réellement les couts de démantèlements et de stockage des déchets) soit indispensable, sujet clivant j’en conviens, mais sujet prioritaire, car sur ce point la technique existe, est efficace et donne du temps.

Enfin, changer la façon dont nous envisageons l’aide au développement des pays pauvres. Les dizaines de milliards de dollars investis par les instances internationales (Banque mondiale, FMI, PNUD, ONG  etc…) depuis tant d’années ont-ils produits des résultats satisfaisants ? Cela ne semble pas le cas, je n’ai pas de réponse, ce sont également des sujets complexes à repenser et qui auront une importance capitale quand on sait que la natalité et la croissance de la population de la planète dépendent du niveau de vie.

Et le tourisme dans tout cela ? Il devrait bien sur suivre le même chemin.

Le tourisme a cependant une particularité. Il est tributaire d’une activité de transport dont le défi technologique pour parvenir à la neutralité carbone est immense et long. Il est donc indispensable, en plus du dispositif visé plus haut, que toute la chaine de valeur contribue solidairement, compte tenu du délai de transition technologique, à absorber les émissions produites par l’activité (cela devrait d’ailleurs être le cas de toutes les activités présentant le même problème technique). A chaque niveau de valeur ajoutée produite, une partie des émissions seraient absorbées pour alléger et répartir la charge globale. Une contribution carbone et environnement, applicable seulement à la valeur additionnelle créée par l’opérateur (en gros la marge brute dans notre jargon), qui permettrait de partager équitablement l’effort d’absorption entre les différentes opérateurs (compagnies aériennes, TO, agences, loueurs etc…).

Le prix des voyages serait-il affecté par l’intégration des coûts cachés et par cette contribution carbone, c’est l’évidence oui ! L’impact serait-il suffisant pour dissuader les consommateurs ? Dans certains cas probablement, mais soyons clairs, si ces voyages ont lieu actuellement, c’est parce que leurs prix n’intègrent pas les coûts cachés visés plus haut. S’ils étaient intégrés, aurions-nous autant de participants ? Non. On voit donc bien que c’est à la faveur d’une forme de « dumping écologique », que le tourisme, comme beaucoup d’autres activités, a augmenté ses volumes dans des proportions anormalement élevées, augmentant ainsi la pression écologique.

Une meilleure redistribution des richesses par les entreprises et l’utilisation partielle des recettes fiscales visées plus haut, devrait permettre d’atténuer le phénomène, mais ne nous voilons pas la face, les volumes se réduiraient nécessairement. Il faudra alors aller chercher une plus juste rémunération et donc un plus juste prix, plutôt que des effets de volume. Il faut assumer cette situation qui implique de voyager mieux et moins souvent, plus longtemps et moins fréquemment, un peu plus cher, mais plus durablement.

Est-ce la fin de notre métier ? Pas du tout, c’est même l’inverse… Échangeons la quantité contre la qualité, pour une rémunération plus élevée, plus juste et plus compatible avec notre environnement. A la fin la richesse produite sera la même pour chacun d’entre nous. Dès lors les questions de sur tourisme s’en trouveront logiquement atténuées et l’empreinte écologique de notre métier sur la planète s’en trouvera extrêmement diminué.

Nous qui professons la découverte, la tolérance, la rencontre de l’autre dans toute sa diversité, ne sommes-nous pas de ceux qui devraient ouvrir la voie d’un tel changement ?

 

echo touristique du 13 mai

 

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