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La reprise, la confusion européenne et les risques d’immobilisme

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La reprise, la confusion européenne et les risques d’immobilisme

08/06/20

Le petit vent de liberté qui souffle sur les villes ayant retrouvé leurs commerces, leurs terrasses, leurs trottinettes, leurs cyclistes imprudents, leurs nuisances sonores, leur pollution et leurs déferlantes humaines, est-il de nature à dynamiser la reprise ? En grande partie. Mais, si la confiance ramènera indiscutablement une partie des vacanciers vers leurs villégiatures, des vents mauvais risquent aussi de les en éloigner. Et ces vents sont ceux qui soufflent à l’intérieur même de l’Europe!

Du côté du tourisme, les bonnes nouvelles affluent.

Alors que durant tout le mois de mars et avril, nous devions encaisser au quotidien des dizaines d’annonces d’annulations, de fermetures, de reports, pendant que se déroulait le tableau morbide des nouveaux décès, nouvelles hospitalisations, nouveaux cas de contamination, les premiers jours de juin sentent bien l’été et la détente.

Un contexte idéal pour redonner le goût de bouger et de prendre le large. Où ?

Alors que beaucoup s’essaient encore à la prévision, mieux vaut regarder les chiffres réels des réservations et suivre de près les réouvertures d’hébergements de plein air, de musées, d’hôtels, de gîtes…

Et en France, ils ne sont pas mauvais : +30% pour les campings, 150% de progression des réservations pour le groupe Pierre&Vacances/Center-Parcs.

Même les agents de voyages pour qui la France représente un tiers des ventes, retrouvent le moral. In fine, on imagine que malgré quelque 6 millions de vacanciers en moins (estimations du cabinet Protourisme), nous aurons évité le scénario catastrophe qu’en bon prospectiviste, il fallait évoquer.

La saison estivale sera sans doute acceptable. C’était le scénario intermédiaire !

La course à la réouverture dans la désunion

Mais, le tourisme domestique ne suffisant pas à nos économies, encourager les Européens à voyager hors frontières est vite devenu le sujet du jour.

Sujet complexe entre tous car, concurrence oblige, l’Union Européenne qui n’a pas été capable sur le plan sanitaire d’avoir une réaction commune, n’est pas plus capable pour le moment, d’avoir une position unique concernant les mobilités touristiques. De quoi y perdre son latin.

D’une part, il y a les destinations comme l’Espagne, l’Italie, le Portugal qui ouvrent grand leurs frontières… à tous les étrangers, sans conditions.

Ensuite, il y a le cas de la Grèce qui menace de mettre les Italiens, les Français, les Anglais en quarantaine à l’arrivée… mais qui pourrait vite changer d’avis. A moins qu’elle ne l’ait déjà fait.

Par ailleurs, il y a encore ces idées de regroupements de destinations qui vont s’échanger des touristes entre elles pour éviter les « pestiférés » venant des pays les plus contaminés. Elles constituent une sorte de « mini Schengen ». C’est le cas des Etats baltes, c’est celui de l’Autriche qui, un temps a voulu n’accueillir que des Allemands… mais ne veut pas s’embarrasser des Italiens sur ses frontières Sud, etc.

Quant à nos voisins de l’Est, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’ils sont hésitants et prudents : la Bulgarie par exemple, soumet à une période de quarantaine les voyageurs en provenance de Suède, du Royaume-Uni, de Belgique, d’Irlande, du Portugal, d’Espagne, de Malte et d’Italie… Quant à la Hongrie, ou la Pologne, elles maintiennent leur contrôle des frontières et les quarantaines.

Enfin, il y a le cas singulier de la Belgique qui a ouvert ses frontières le week-end dernier, mais a oublié de prévenir les autorités françaises. D’où, une situation rocambolesque.

Nos voisins belges ne pouvaient pas nous rendre visite ! Le ministre des Affaires étrangères, Philippe Goffin, a fini par reconnaître qu’il y avait eu un « couac » et que « la communication n’était pas claire ». Un euphémisme !

Les failles du système européen

Pourquoi une telle pagaille ? Pour les spécialistes des questions européennes : les Etats ont le droit de fermer leurs frontières, temporairement, ils en profitent. Mais, ils sont hors la loi quand ils maintiennent trop longuement des fermetures.

Les accords de Schengen autorisent en effet les Etats membres à réinstaurer des contrôles à leurs frontières pour des périodes renouvelables de 30 jours, prolongeables en principe pour une durée maximale de 24 mois (Article 23).

Ce qui n’est pas vraiment le cas. D’où le désordre et le constat d’un repli sur soi de la part de petits et grands Etats, tentés par l’aventurisme nationaliste et séparatiste qui mine désormais l’Union européenne et pollue son image sur les autres continents.

Il faudra donc rapidement intervenir d’une seule voix. Ce que la Commission européenne souhaite. « Nous voulons inciter à une réouverture des frontières intérieures de l’UE de façon « concertée » et « non discriminatoire », explique la vice-présidente exécutive Margrethe Vestager, en insistant par la même occasion sur la nécessité de ne pas perdre la saison d’été.

L’urgence économique prend le pas sur l’urgence écologique

Cet empressement à faire sauter les verrous frontaliers, peu importe la confusion, n’est en effet pas lié à un simple réflexe politique.

L’Europe, première destination touristique mondiale avec plus de 700 millions d’arrivées internationales, a besoin de tous ses touristes pour engranger des recettes.

Le PIB du tourisme européen tourne autour de 10%. En Espagne et en Italie, le tourisme représente 14% à 16% du PIB. Pour le Portugal, c’est 10%. Pour la Croatie, c’est 20%. Même dans des pays comme l’Allemagne et le Royaume Uni, le tourisme atteint plus de 9% du PIB.

Quant à la Grèce qui s’était pour sa part senti pousser des ailes l’an dernier avec une explosion du nombre d’arrivées internationales de l’ordre de 32 millions, le tourisme pèse 18% de son PIB. Un record qu’elle rêvait de battre avant que les foudres ne s’abattent sur le monde.

Elle a donc vite fait d’annoncer la réouverture de ses hôtels et frontières… et quelques mesures économiques capables de sauver les Grecs d’un nouveau marasme économique.

Enfin, n’oublions pas la France qui, sans touristes internationaux (toutes nationalités confondues) perd 60 milliards d’euros de recettes.

Voilà pourquoi, elle repart à la conquête de ses Européens perdus avec une difficulté : les Britanniques, auxquels il faudra bien imposer des mesures de quarantaine au nom de la réciprocité…

A moins que les choses ne s’arrangent entre les deux Etats dont l’un, Brexit oblige, n’est plus dépendant de l’UE.

Bruno Latour : « A nous de ne pas gâcher la crise »

Certes, des précautions sont prises pour accompagner la relance, notamment sur le plan sanitaire.

Imposées par les gouvernements, elles se multiplient avec leur lot de contraintes : masques, gestes barrières, suppression de certaines animations…

Dans les hôtels, les labels fleurissent.

Quant aux destinations pressées de reconquérir leur marché, elles se dépêchent d’être les premières sur les rangs afin de damer le pion à leurs voisines européennes. Le Portugal en tête a mis en place le label « Clean & Safe » destiné à tous les opérateurs touristiques. La France et toutes ses régions débloquent des fonds de relance.

Mais, quid de ce monde de demain que l’on rêvait d’inventer ?

Avec des millions d’emplois perdus, des usines fermées, des dettes à rembourser, le monde idéal dans lequel pourrait reculer la menace du « sur tourisme », celle des émissions massives de CO2, la disparition de la biodiversité, le retour à la lenteur… ne semble déjà plus qu’une vue de l’esprit.

De quoi faire dire au philosophe Bruno Latour : « A nous de ne pas gâcher la crise!».

La crise sanitaire a été effectivement une pause dramatique mais magique. Elle a permis de renouer avec la réflexion et la créativité. Elle a redonné de l’espoir au possible. Elle a stimulé les imaginations pour que « Demain le tourisme » prenne les bons virages et envisage de se réformer en faisant évoluer ses modèles.

 

Mais, la reprise qui arrive à point nommé, est la plus cruelle des ennemis pour les rêveurs.

Pire ! Comme le disait le militant italien Victor Gramsci dans les années trente : « Quand le vieux monde se meurt et que le nouveau monde tarde à apparaître, dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».

Le risque existe, nous aurions tort de le minimiser dans l’euphorie de la relance qui, autour du 15 juin, dira ses prochains mots. Et, de grâce, préservons l’unité européenne, sa libre circulation, ses principes et valeurs dont le tourisme a tant besoin.

 

tourmag du 8 juin

 

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